ROME – Victimes d’une carte. Depuis la naissance. Pensez à un enfant de quelques mois, serré contre la poitrine de sa mère. Et ensuite pensez à une vague qui l’emporte, épuisé, après des jours passés sous le soleil en haute mer. Demandez-vous pourquoi. Et reposez-vous la question 13 fois. Treize c’est le nombre de nouveau-nés morts noyés sur les routes de l’immigration en Méditerranée pour le seul mois de juillet. Onze au large des côtes andalouses, deux dans le Canal de Sicile, où se sont aussi noyées deux femmes enceintes. Ce sont les enfants de voyages qui durent des années que leurs mères – somaliennes, nigérianes, érythréennes – accomplissent pour rejoindre l’Europe. Ce sont les enfants de l’espoir que charge de tant d’attentes leur arrivée sur le Vieux continent. Les mères n’ont pas le choix. Elles ne peuvent les laisser tous seuls dans des pays étrangers comme le Maroc ou la Libye. Surtout les femmes réfugiées. Et ainsi elles les emmènent avec elles, elles montent sur les zodiacs avec les couches-culottes et elles s’accrochent à une prière. Toutefois les murs invisibles des frontières n’épargnent pas non plus les tous petits. Au contraire, leur innocence indique avec certitude la faute de leurs parents: être né au mauvais endroit. Ce qui les tue, bien plus que la mer, ce sont les cartes.
L’hécatombe de l'immigration ne s’arrête pas. Ce sont au moins 158 personnes qui ont perdu la vie au mois de juillet en tentant de rejoindre l’Europe. Entre Libye, Malte et Italie, les victimes sont au moins 48, parmi lesquelles deux enfants de deux et quatre ans et deux femmes enceintes. Sur la route entre le Maroc et la côte espagnole de l’Andalousie se sont par contre noyées 30 personnes, parmi lesquelles on compte au moins cinq femmes et 11 nouveau-nés. Dix-huit autres migrants sont morts au large des îles Canaries, toujours en Espagne. Pendant qu’entre l’Algérie et la Sardaigne – d’après les témoignages des survivants, recueillis en exclusivité par Fortress Europe – deux embarcations se seraient retournées en haute mer, faisant 38 disparus. Un autre naufrage au large de l’île française de Mayotte, dans l’océan Indien, a fait six morts et de nombreux disparus. Alors que deux hommes ont perdu la vie aux alentours de Calais, en France. Deux autres personnes ont été tuées sous le feu de la police égyptienne, à la frontière avec Israël. Et le cadavre d’un réfugié irakien a été retrouvé dans un container débarqué dans le port de Venise en provenance de Grèce. En Turquie pour finir, ont été retrouvés à Istanbul les corps sans vie de 13 hommes, abandonnés par le chauffeur du camion dans lequel ils étaient morts asphyxiés. Ils voyageaient cachés dans un container avec des dizaines d’autres personnes, entassés, le long d’un parcours bien rodé. De la province orientale de Van, depuis la frontière avec l’Iran, en direction de la capitale, pour ensuite rejoindre la Grèce, destination toujours plus recherchée, surtout depuis le tour de vis anti-immigration voulue par l’Espagne.
Déjà en 2007 les arrivées aux Canaries se sont effondrées de 60% par rapport à 2006. Et durant les sept premiers mois de 2008 les arrivées enregistrées dans les îles espagnoles ont été 4.557 au lieu des 5.594 pour la même période en 2007. Ce mérite est dû aux refoulements en mer oeuvre des missions Frontex et des accords de réadmissions, qui pour le Maroc et le Sénégal concernent aussi les mineurs non accompagnés. Ce qui n’est pas sans aller de pair avec les arrivées sur les côtes italiennes qui ont triplé durant les six premiers mois de 2008. Et ont également augmenté les arrivées sur les îles grecques de la mer Egée. Durant les sept premiers mois de 2008 ont été interceptées 7.263 personnes en mer Egée, contre 9.240 pour toute l’année 2007. De peu d’effets sont les pratiques des garde-côtes grecs, accusés par Pro Asyl de refouler les barques des réfugiés vers la Turquie et de les couler. Une pratique qui semble désormais appartenir aussi aux garde-côtes turcs.
“Quand-est-ce que tu repars alors, aujourd’hui ou demain?” John plaisante avec Hammady sur la placette devant la mosquée. Ils se mettent à rire et finalement se saluent d’une poignée de main longue et articulée. Ils l’ont échappé belle et maintenant ils se sentent invincibles. Quelques jours plus tôt ils ont vu la mort en face. Cette nuit-là John ne cessait de hurler comme un fou: “Nina! Nina!” Nina – son épouse – était l’unique femme à bord. Elle a survécu elle aussi. Ils ont tous survécus. Mais ça aurait pu être une hécatombe. Hammadi et John font partie des 25 survivants de l’énième naufrage en mer Egée, oeuvre cette fois non pas des garde-côtes grecs, mais bien des turcs. Les faits remontent au 4 juin 2008, en un point non précisé de la côte turque, à deux heures de route d’Izmir. C’est à Izmir que j’ai rencontré Hammady, un jeune footballeur professionnel ivoirien qui cherche fortune. Dans le quartier Basmane. Un dédale de ruelles derrière le grand bazar, en plein centre, dans la vieille ville. C’est l’antichambre du départ. Après avoir payé les kaçakçi à Istanbul, dorment à cet endroit au moins deux nuits tous ceux qui traversent la mer Egée. Les otel bon marché du quartier ferment les yeux devant les papiers de leurs clients et ils affichent complet toute l’année. Dans les bars des ruelles s’assoient soudanais et somaliens, érythréens et sénégalais, nigérians et ivoiriens. Et aussi de nombreux algériens et marocains.
“Nous étions 25. - raconte Hammadi – Nous nous trouvions en mer depuis environ une heure, quand nous avons vu une puissante lumière fondre sur nous. Ensuite nous avons entendu un bruit - paf! – et nous avons compris qu’ils avaient crevé le canot pneumatique. C’était le bruit d’une explosion. Je crois qu’ils nous ont tirés dessus. La barque a commencé à couler. Nous nous sommes tous retrouvés à l’eau. Par chance nous avions tous un gilet de sauvetage ou une chambre à air autour de la taille”. Finalement la vedette turque les a tous sauvés et arrêtés. Ils ont été relâchés après 24 heures et sont revenus à Basmane parce que dans ce cas on a droit à une seconde tentative. Et puis une troisième. Et puis on ne peut rentrer chez soi si la famille s’est endettée pour vous envoyer en Europe. Hammadi a réussi à la sixième fois. Il est arrivé en Grèce quelques jours plus tôt. Je l’ai eu au téléphone.
François en revanche partira dans quelques semaines. Il vient du Burkina Faso. Je l’ai rencontré dans le quartier de Kunkapi, à Istanbul. Comme Hammadi il est entré en Turquie en brûlant la frontière syrienne. Cela fonctionne de la manière suivante, on arrive à Damas avec un visa touristique, on contacte un connection man de sa propre nationalité et l’on est confié à des guides syriennes qui depuis Alep, à pied, chaque nuit accompagnent des groupes de 20 ou 30 personnes sur les chemins muletiers qui à travers bois portent au-delà de la frontière, en direction de la ville turque d’Hatay (Antakya), l'antique Antioche. La marche dure six ou sept heures. François était avec un groupe de burkinabais, égyptiens, bengalais et sri lankais. Ils avaient payé 700 dollars à quatre guides syriens. L’un des guides avançait détaché du groupe et donnait des instructions aux autres par téléphone. A cet endroit la frontière entre Turquie et Syrie est délimitée par un rouleau de fil de fer barbelé qui ne dépasse pas un mètre cinquante de hauteur. Les guides contrôlent l'orientation des caméras de surveillance et donnent l’ordre de sauter, au moment opportun. Ensuite depuis Antakya il suffit de prendre l’autobus pour Istanbul. Mais pour François ça a mal tourné. Son groupe a été intercepté par la police turque et ils se sont retrouvés dans un camp de détention, à Hatay, où il a passé six mois. François s’en souvient ainsi: “C’était à l’intérieur du poste de police. C’était un local de deux chambrées, cuisine et salle de bains, pour un total de pas plus de cinq mètres sur dix. Nous étions 150 personnes. Ils y avaient des lits superposés, mais les gens dormaient n’importe où. Par terre, sur les tables, dans les douches”. L'arrestation remonte au 23 novembre 2007, en plein hiver. “Il faisait froid, celui qui avait deux pantalons se les enfilait l’un sur l’autre”. La nourriture était insuffisante. Et l'assistance sanitaire inexistante.
On parle peu des conditions de détention en Turquie. L'unique rapport a été récemment publié par Hyd. Le témoignage de François confirme tous les chefs d’accusation. “Ils nous frappaient surtout avant et après les interrogatoires. Après l’arrestation en effet un juge devait décider de notre sort, c’est-à-dire de la possibilité du ré-accompagnement à la frontière. Nous savions que pour ne pas être renvoyés en Syrie nous ne devions pas dire d’être entrés par Alep. Nous mentions pour nous sauver. Mais pour cette raison la police nous bourrait de coups de matraque. Un jeune homme fut tellement battu qu’il resta deux mois alité, avant de réussir à se lever”. Une forme de torture utilisée consiste à vaporiser de l’oxygène en bouteille dans les yeux. Cela provoque une brûlure insupportable. Il y a aussi une cellule d’isolement. Elle n’est pas toute petite, mais extrêmement sale. Kayum et Amal, deux bengalais, y ont passé 48 heures après avoir refusé de parler avec leur propre ambassade. Pour les femmes la situation est encore plus difficile. “Les agents les courtisaient – raconte François -, profitant de leur position de force. Ils entraient de nuit et disaient à tous de rentrer dans les chambres, ensuite ils emmenaient avec eux quelques femmes, à l’étage supérieur. A certaines ils donnaient de l’argent. Aux autres ils menaçaient de ne pas les remettre en liberté si elles refusaient de coucher avec eux”.
Sous le poids des menaces et de la violence, certains en perdent la raison. François me raconte l’histoire de Tokuti, nigérian, qui les derniers temps urinait sur les autres détenus, s’agrippait aux jambes des policiers et errait en slip en pleurant et en demandant pourquoi à son dieu. Et puis il y a Raphaël. Il vit à Istanbul. Je l’ai rencontré dans l’appartement que François partage avec une dizaine de burkinabais. Lui aussi vient du Burkina. Il a 32 ans. Il vient d’un petit village, il ne parle même pas français. C’est son frère qui lui avait payé le voyage, depuis l’Espagne. Il est assis sur un matelas et remue la tête d’avant en arrière. De temps en temps il pleure. Il a peur. Il a peur qu’on le tue. La police turque l’a tellement menacé et frappé pendant sa détention à Hatay, qu’il croit être persécuté. Autour de ses chevilles se voient encore les cicatrices des fers des menottes qu’on lui a fait porter serrées pendant des jours. Et les tibias sont déformés par l’exostose là où les matraques ont frappé plus fort. Pour les policiers il était devenu un divertissement. Ils lui mettaient le pistolet sur la tempe et le menaçaient de mort, raconte-t-il. Depuis qu’il est arrivé à Istanbul, pendant trois mois il n’a pas voulu sortir de la chambre, de peur que des policiers ne le voient.
Nous téléphonons à l’un des détenus de Hatay, François a son numéro. Nous ne pouvons révéler ni son nom ni sa nationalité pour d’évidents motifs de sécurité. Il vous suffit de savoir qu’en Europe il aurait tous les atouts en main pour être reconnu comme un réfugié politique. Il est enfermé depuis huit mois. Il raconte avoir été gazé à l’oxygène dans les yeux, quand il a refusé de parler au téléphone avec son ambassade. Il dit qu’en ce moment il y a 103 détenus. Un soudanais, cinq somaliens, un libérien, deux nigérians, 22 birmans, 13 bengalais, 10 érythréens, 26 afghans. Les femmes sont au nombre de 15: neuf de l'Afghanistan, une de l’Erythrée et quatre de la Somalie. Et il y a cinq enfants: trois afghans, un somalien et un érythréen. Le plus petit a six mois, le plus grand neuf ans. Treize bengalais ont été extradés. Peut-être ont-ils été conduits sur la frontière iranienne, parce qu’ils n’avaient pas l’argent pour payer le billet d’avion du rapatriement. Une pratique habituelle que celle du ré-accompagnement, qui le 23 avril dernier se termine par la mort de quatre hommes, dont un réfugié iranien, pendant leur expulsion sur la frontière irakienne, en dépit des critiques de l’Unhcr, qui en Turquie porte assistance à 13.000 personnes entre réfugiés et demandeurs d’asile. D’autres détenus d’Hatay par contre, d’après notre source auraient été rapatriés ces derniers mois vers le Nigeria, le Bangladesh, l’Inde, le Pakistan, le Sri Lanka, le Maroc et l’Egypte.
Je réaccompagne François sur le trottoir d’Aksaray où il vend des montres chinoises à cinq euros pièce. Nous avons passé la soirée à Kunkapi en quête d’informations sur le réfugié somalien tué dans le camp de détention de Kirklareli, près de la frontière grecque, d’un coup de feu de la police. Mais personne ne semble le connaître. Les rues entre Kunkapi et Aksaray sont un confetti d’Afrique. A Zeytinburnu par contre vivent les afghans. Et à Kurtuluş et Tarlabaşi les irakiens. Dans chaque maison sont entassées des dizaines de personnes. Le sol des pièces d’habitation est recouvert de matelas. Sans drap. On attend de partir. A la lumière des réverbères, dans la rue, des groupes de concitoyens, somaliens, érythréens, sénégalais ou soudanais, échangent les derniers conseils utiles pour le voyage et comparent les offres des différents connection man et des kaçakçi pour lesquels ceux-ci travaillent. A peu de distance, à deux pas des restaurants touristiques, les visages éteints des migrants détenus au commissariat de Kunkapi se montrent derrière des grilles de fer.
Avant de me saluer, François se met à chanter un des textes rap qu’ils avaient composé à Hatay, un peu pour que passent les jours, un peu pour se souvenir que la raison n’est pas toujours et seulement celle du vainqueur.
“If you want to kill me, kill me! kill me!
I will never follow you to the Siryan border.
I've no mother, I've no father, I've only my god!
Before you use to tell meTurkey is a democracy,
now I know it's not true!
And now why do you want our women?
You're a crazy man! yes you're a crazy man!”