04 October 2011

L'Amour aux temps des frontières. Sakina et Khayri

Sakina et Khayri à Trapani, en Sicile, photos d'Alessio Genovese

Le soleil est déjà haut dans le ciel, un vol Ryanair descend sur l'aéroport de Trapani et tout autour sur la campagne sicilienne le silence de l'été. Sakina se tien bien fort au poteau en aluminium qui soutient le kiosque dans la cour en béton. Elle a un sourire narquois et s’amuse à envoyer des baisers en direction des policiers qui sont de garde devant le portail du CIE (le centre d'identification et d'expulsion) de Chinisia, près de la ville de Trapani, en Sicile. Certains d’entre eux se regardent d’un air méfiant pour voir à qui ces attentions soudaines et inadéquates s’adressent. Mais ce ne sont pas les hommes en uniforme que regarde Sakina. Les baisers sont pour l'homme derrière les barreaux, le Tunisien, la chemise mauve et les mains serrées aux barreaux de sa cage, dont les lèvres prononcent « je t'aime ».

Il le dit en français, parce que Sakina ne connait pas l'arabe. Son vrai nom est Patricia et elle vient de Paris. Elle est née en 1967 de mère andalouse et de père français. Elle a laissé derrière elle un mariage qui s’est mal terminé et cinq enfants. Mais devant elle il y a une nouvelle vie avec Khayri à reconstruire. C'est pour cette raison qu’elle est à Trapani: elle est venue récupérer son mari. Que ce soit une fille décidée, on le voit tout de suite. Le regard dure, la voix prête à attaquer et cette grande croix tatouée sur le bras gauche au-dessus du dessin d'un cœur transpercé, la mémoire d'une jeunesse dans la banlieue. Sakina a trahi seulement un moment de faiblesse, quand elle a vu pour la première fois le centre de Chinisia. Ce soir-là, ses yeux se remplirent de larmes et des paroles pleines de colère et de désespoir lui firent prononcer: «Je vais brûler devant ce centre, je serai la première femme martyre, mais mon mari ne restera pas enfermé dans cette cage. »

Pourtant, en la regardant maintenant on dirai une autre Sakina. Il n'a fallu que quelques instants. Lorsque l'inspecteur de police en service a autorisé l'entrevue avec son mari, Khayri ne s’est pas formalisé. Et il l'a embrassé, les yeux fermés, lui chuchotant des mots d’amour. A ce moment-là les traits de son visage se sont décontractés en larmes et sourires. La première fois, quelques mois après la séparation. La première fois depuis que Khayri l’a obligée à quitter la Tunisie.

Sakina se souviens encore de ce jour. C'était le 8 avril. Ils n'avaient jamais eu une discussion aussi dure. Mais cette fois Khayri ne voulait rien entendre. Il l’a forcée à monter sur un taxi à Tunis, avec un billet d'avion pour Paris. Elle devait partir tout de suite. Ils auraient alors parlé du reste par téléphone. Khayri avait déjà perdu un de ses frères, Ridha. Il ne permettrait pas à la mafia de tuer sa femme. Tant que les menaces étaient pour lui, il réussissait à y faire face. Après tout cela faisait des années qu’il faisait de la politique. A Gabès tous le monde le connaissaient comme un artiste engagé. Combien de statues, de cadres, de bannières imprimées avait-il préparés dans son laboratoire et combien de drapeaux. Comme le très long qu’il avait cousu les jours des défilés à Nahal, avec les noms de tous les martyrs de la Révolution du jasmin.

Le premier avertissement est venu la nuit, avec les coups de feu en l'air devant sa maison. Puis il y a eu ce coup de téléphone, et ces menaces, désormais explicites et pour la première fois adressées à sa compagne. Le message était clair: Khayri s’était trop exposé pendant les manifestations contre la dictature. Et il était temps de payer le prix de son engagement à la mafia locale, liée au régime désormais déchu de Ben Ali, et engagée dans une lutte pour maintenir le pouvoir en Tunisie après la révolution. Khayri aimait la Tunisie, il aimait la liberté et la révolution. Mais il aimait sa femme encore plus. Et il a donc décidé de quitter sa terre.

Après le débarquement à Lampedusa, il a été enfermé dans un centre d’identification et d’expulsion. Après deux mois il a été remis en liberté, parce que le juge de paix a accepté sa demande d'asile et a ordonné son transfert dans un centre d'accueil pour demandeurs d'asile politique.

Sakina est avec lui. Ils recommencent ensemble depuis Trapani. Depuis le goût de la première glace à l’amande et figue sur une terrasse face à la mer. Et puis c’est parti. La musique tonitruante dans la voiture, les fenêtres ouvertes, traversant les marais salants et les vieux moulins à vent. Avant de dépenser le peu d'argent encore disponible pour une chambre d'hôtel où pouvoir se retrouver. Puis départ le lendemain, sans papiers. Destination la France. Et la liberté. La même liberté que quelqu'un d'autre à Chinisia à dû retrouver par la force. Parce que Sakina n’est pas la seule femme arrivée en Sicile pour récupérer son mari.


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traduit par Veronic Algeri