05 October 2011

L'Amour aux temps des frontières. Nathalie et Salah

Salah et Nathalie devant le centre d'expulsion de Chinisia, photos d'Alessio Genovese

« Je m'appelle Nathalie. Je suis française. Et mon mari, Salah, et l’un de vos envahisseurs, retenu à Lampedusa, cette île dont j’ignorais l’existence jusqu’à présent. Nous sommes officiellement mariés. On communique par SMS. Je lui dis de rester tranquille. Au moment où j'écris ceci, mon mari attend toujours comme un condamné à mort, que quelqu'un décide de son sort. Et je me demande quel sera son sort, le mien, le notre? ». Nathalie a écrit cette lettre de sa propre main, le 20 juin et me l’a envoyée par e mail. Ensuite elle a éteint l'ordinateur, a fait sa valise et est partie en courant à l’aéroport de Paris pour prendre le vol à destination de Palerme, en Sicile. La veille au soir elle avait parlé au téléphone avec Sakiné, une autre femme française dont le mari était aussi à Lampedusa, Khayri. Le hasard a voulu que Khairy et Salah ont voyagé sur le même bateau parti de Zarzis le13 mai et arrivé sur l’île le 14. C’est le mari de Sakiné, Khayri, qui a recueilli parmi les détenus du Cie de Chinisia les numéros de téléphone de leurs femmes et de leurs familles en Europe.

Le résultat est une liste de 26 numéros de téléphone. Italie, France, Hollande, Danemark, Allemagne. Le numéro de Nathalie était dans cette liste. Sakina l’a appelé la première car elle est française et car c’est une des femmes. Et au téléphone elles ont pleuré ensemble, sans même se connaître, sur le sort de leurs maris. Lorsque Nathalie a raccroché le téléphone, elle avait déjà décidé qu’elle serait partie. Le lendemain matin elle a acheté son billet par Internet, elle a appelé à son bureau pour demander une semaine de vacances, elle a écrit sa lettre et elle est partie.

Une bonne nouvelle l’attend. Salah, son mari, a été libéré pour des raisons de santé. Il a besoin d’un soutien psychologique qu’il ne peut pas recevoir dans le centre de Chinisia. Maintenant il a été transféré au centre d’accueil de Salina Grande, toujours à Trapani. Un centre ouvert, des chambres simples mais convenables. Il se douche, se rase, met des vêtements propres et se met en route vers la gare pour son rendez-vous. Leur étreinte semble durer une éternité. Et c'est seulement lorsqu’ils s’éloignent la main dans la main que je réalise que sur son t-shirt il y a une photo de tous les deux à Tozeur, en Tunisie, dans un parc d’attraction où ils se sont rencontrés sous un faux dinosaure.

Elle me montre la même image en original dans l’un des trois albums-photos qu’elle a avec elle. Il y a les photos de leurs vacances en Tunisie. L'hôtel de Tozeur où Salah travaillait comme serveur lors de leur rencontre, les oasis du lac salé de Chott El Djérid, les cascades de Tamerza. Et la maison qu’elle avait louée à Tozeur après leur mariage. Les dernières photos remontent à 2008. Il n'y en a pas de plus récentes. La raison est simple. Les trois dernières années Salah était en prison. Accusé de trafic de drogue international. Avec une condamnation effrayante: 36 ans de prison. Le reste est dû à la révolution. C’est elle qui a mis le feu aux poudres dans les prisons où les détenus politiques et les prisonniers pour crimes ordinaires se sont révoltés pour retourner vivre en hommes libres.

C’était le 29 avril 2011. Et à la prison de Gafsa le temps passait égal à lui-même dans cette maudite cellule que Salah partageait avec 120 détenus serrés sur seulement 44 lits disponibles. Dans la prison ont pouvait tout avoir, il suffisait de payer : de la drogue, des vêtements, des gâteaux, des téléphones portables. Même un téléviseur. Ce jour-là ils regardaient Al-Jazeera. Quand la bande rouge des dernières nouvelles annonça la révolte dans la prison de Qasserine, dans la cellule un étrange silence tomba. Dès le début de la révolution déjà plus de dix mille détenues s’étaient échappés. Des gangsters et des voleurs de poules, des assassins et des prisonniers politiques, des ivrognes et des fainéants, des trafiquants de drogue, des vraies et des imaginaires, comme Salah.

Il continue à professer son innocence. Il est victime d’une erreur judiciaire, dit-il. Mais aussi d’un membre de sa famille qui avait décidé de le faire disparaître. Pour cette raison il a été torturé, parce qu'il refusait de signer le registre de l'interrogatoire, où on avait écrit des choses qu’il n’avait jamais dit. On l’a déshabillé, après l’avoir attaché à une chaise et torturé, puis il a été violé plusieurs fois. De cette nuit il porte encore les marques sur lui. Les dents cassées, les marques des menottes trop serrées sur ses poignets et le pouce de sa main droite qu’il ne peux plus bouger après qu’on le lui a tordu et forcé dans tous les sens pour le forcer à signer.

C’est peut-être pour cette raison que Salah était parmi les plus motivés ce 29 avril dans la prison de Gafsa. Ben Ali s’était enfui et eux, ses prisonniers, ne pouvaient pas rester en prison pour une peine imposée par son régime. Lorsque tous ont compris qu’ils pouvaient y arriver, ils ont commencé à étudier un plan. Ils ont utilisé la bouteille d'huile d'olive de Salah comme combustible et quand ils étaient dans la cour pour leur promenade quotidienne, en profitant d'un moment de distraction de la garde, ils ont mis le feu à des torchons dans leurs cellules. L'incendie a éclaté en quelques instants et a commencé à tout bruler : vêtements, matelas, oreillers. Profitant de la panique des gardiens de prison, et avant que le bâtiment ne fut pas entièrement ravagé par les flemmes, ils ont pu prendre les clés pour ouvrir les portails des autres cellules et s’enfuirent vers la sortie.

Finalement il n'était même pas nécessaire d’utiliser les lits superposés qui dans l'intervalle avaient été mis l’un sur l'autre contre le mur comme une échelle. Parce qu’en attendant, les pompiers étaient arrivés, ils avaient ouvert la porte principale pour éteindre les flammes. De là, des centaines de détenus s'étaient enfuit dans la campagne, parmi les oliviers, jusqu’à la route nationale la plus proche. Là, chacun avait pris sa route. Salah s’était retrouvé avec un ami avec qui il avait fait du stop à un Algérien qui allait à Tozeur pour rentrer en Algérie.

Avant de monter, Salah avait essayé de tout lui expliquer: qu’ils venaient juste de s’évader et qu’ils risquaient d’avoir des problèmes avec la police s'ils s'étaient arrêtés. L’Algérien les avait accueillis avec un sourire de complicité sans faire de problèmes. Quand Salah aperçu un téléphone portable sur la boîte à gants de la voiture il demanda s'il pouvait l’utiliser. Le chauffeur encore une fois le pria de ne pas faire de façon. La première personne qu’il appela était Nathalie son épouse. Il était libre. Il dû le répéter deux ou trois fois, car elle ne pouvait pas y croire.

Pourtant, encore aujourd’hui alors que Salah repense à ces épisodes devant un sandwich au thon dans un kiosque de Trapani, Nathalie ne retient pas son émotion. De ces trois années Nathalie ne peut pas oublier le verre épais du parloir et ce téléphone pour se parler avec cet officier dans le dos en train d’écouter ce qu'ils se disaient. Pendant trois ans elle lui a rendu visite une fois par mois, dans la prison de Gabès, de La Mornaghia, et finalement de Gafsa, où elle a rencontré la femme de l’un des principaux détenus politiques du pays, Fahem Boukaddous, le journaliste qui avait raconté les révoltes syndicales des travailleurs des mines de Redeyef en 2008.

De Tunisie, Salah s’est échappé même pas deux semaines après s'être évadé de prison. De nombreux autres évadés ont préféré retourner en prison faisant confiance à la promesse d’une amnistie avancée par le gouvernement de transition. Salah n’a pas eu le courage de le faire. La peur de la torture, l’idée de rester en prison encore 33 ans. Pour lui qui y est entré à 26 ans, cela aurait voulu dire en sortir à 62 ans. C’était un peu comme vouloir mourir. Mais il a décidé de vivre. Et pour cela il a défié la mort en mer. En brulant la frontière la nuit du 13 mai de la ville de Zarzis. Ils sont arrivés à Lampedusa le lendemain. Par crainte d’être identifié en cas de rapatriement et de retourner en prison, il a donné un faux nom à la police. Le nom de son meilleur ami.

En Italie il s’attendait à trouver la liberté, tandis qu’il est passé d’une prison à l’autre. De la prison de Gafsa à celle de Lampedusa et puis au centre de Chinisia. Mais ici, contrairement à la Tunisie, il n'a pas trouvé la force de se rebeller. Quand tous les soirs à Chinisia, on organisait des évasions, il m'écrivait pas SMS qu’il n’allait pas suivre ses compagnons. Son idée était une autre. Une obsession: le suicide. Mais maintenant, peut-être juste à temps, pour une fois le juge a pris la bonne décision et l’a remis en liberté pour des raisons de santé, avec un certificat médical attestant son instabilité psychologique.

Et maintenant qu’il est enfin libre il est à nouveau le beau garçon des photos d’Armelle. Lunettes de soleil, beaux habits, et toujours prêt à rire pour chasser les mauvais esprits pendus à ces quelques cheveux blancs qui ont poussé ici et là sur sa tête. On se salue avant qu’ils ne montent sur leur petite Fiat en location. Ils passeront la nuit à Trapani dans une petite pension. La première nuit après deux mois dans le centre d’identification et d’expulsion.

Je les vois disparaître sur la route nationale. A l’horizon. Personne ne sait si Salah est vraiment innocent ou pas. Trente-six ans en prison, c'est comme une condamnation à vie. C’est même un an de plus que les 35 ans à l’ancien président tunisien Ben Ali condamné à 35 ans pour les crimes de la dictature par contumace. Et alors je pense que quoi que soit l’histoire de ce serveur de Tozeur, il a déjà assez payé. Que trois ans de prison et de torture pour un jeune qui à l’époque avait 26 ans sont déjà suffisants. Il est temps maintenant de recommencer à vivre. Bonne chance Salah. Et bonne chance Nathalie.


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traduit par Veronic Algeri