Histoire illustrée, en français, des rapatriements du 6 mai 2009, Paris Match
Les histoires des 24 personnes qui avaient porté plainte il y a deux ans nous les avons déjà racontées. Mais entre temps, il y a eu une guerre en Libye et maintenant nous nous demandons où sont ces personnes, un millier, qui ont été rapatriés. C’est la même question que se posent Andrea Segre et Stefano Liberti, les auteurs d’un nouveau documentaire, "La Mer fermée" ( "Mare chiuso"), qui sera bientôt distribué en Italie de façon informelle, comme cela a été le cas pour permettre à des films tels que "Comme un homme sur Terre" de circuler. Les auteurs de "La Mer fermée" sont allés rencontrer des personnes victimes d’une autre opération de rapatriement forcé : celle organisée par la Marine Militaire italienne le 30 août 2009. Et ils ont constaté que certains d'entre elles sont dans les camps de réfugiés de Shousha, sur la frontière entre la Tunisie et la Libye. D'autres sont arrivées en Italie avec les débarquements de la mi-2011, alors qu'il y avait la guerre à Tripoli. D'autres encore sont mortes dans les nombreux naufrages, trop nombreux, qui ont eu lieu cette année à la frontière.
L'Italie n'est pas le seul pays à avoir mis en place des rapatriements forcés. La Grèce rapatrie en Turquie, l'Espagne en Maroc et Mauritanie. Pourtant l'Italie est le seul pays à avoir reçu une aussi forte condamnation. Il serait banal de dire qu’il s’agit de la juste condamnation des politiques xénophobes des Berlusconi et des Maroni. Pourquoi ? D’une part, cet accord sur les rapatriements a été signé par le gouvernement Prodi et par le ministre de l'Intérieur de l’époque, Amato. D’autre part jusqu'à la fin de 2010, la Commission européenne et l'agence Frontex ont travaillé avec Kadhafi à un accord sur le thème de l'immigration. Cela donne effectivement un poids politique encore plus fort à la condamnation de la CEDH, ce qui en fait devrait bloquer tous les contrôles sur les frontières européennes. Sauf que ...
Sauf que, entre temps, Kadhafi a été tué et son régime a été remplacé par un gouvernement de transition qui est tout à fait en accord avec l'Organisation des Nations Unies et les conventions internationales. La Libye d'aujourd'hui n'est pas la Libye d'hier. Bien sûr, il y a encore des cas de torture dans les prisons et des morts suspectes. Mais, par rapport à l’époque de Kadhafi, cela commence à devenir l'exception plutôt que la règle. Toute la société civile travaille à la construction d’un nouveau pays basé sur les règles du droit. Et les élections qui ont eu lieu à Misrata la semaine dernière sont un bon exemple dans ce sens, tout comme la formation de dizaines de partis politiques, des centaines de journaux et d'associations culturelles et sociales. Dans ce contexte de renouvellement, on peut s'attendre à ce que l'approche à la question de l'immigration change.
Il y a un mois, j'étais à Tripoli et à Koufra et j'ai pu voir de mes propres yeux que, pour la première fois en Libye, les Nations Unies se rendent régulièrement dans les prisons, et que, pour la première fois en Libye, une distinction est faite pour les demandeurs d'asile. A Tripoli, une association caritative libyenne exploite un centre d'accueil mis en place dans les maisons abandonnées par les travailleurs de la gare de Tripoli, bloquée depuis le début de la guerre. Il y a environ 700 Somaliens, tous sont entrés en passant par le désert à Koufra ces derniers mois, sans-papiers, et de Koufra ils ont été libérés en tant que réfugiés politiques. Ces personnes sont donc munies d’une sorte de certificat délivré par l'association qui gère le centre d’accueil qui leur permet de circuler et de travailler en Libye.
Mêmes les fonctionnaires des Nations Unies ont déclaré que, par rapport au régime, le gouvernement de transition est beaucoup plus disponible à coopérer. On peut donc s'attendre à ce que bientôt la nouvelle Libye signe la Convention de Genève sur les réfugiés, vraisemblablement ce sera lorsqu’il y aura un gouvernement légitimé par le vote populaire. Les élections sont prévues en juin 2012. Et à ce moment-là la Libye sera techniquement considérée comme un pays tiers sûr. Par le même raisonnement qui s'applique aujourd'hui à la Turquie lorsque la Grèce effectue des rapatriements. Et à ce moment-là, avec quelques précautions, les rapatriements pourront reprendre. Par exemple, il suffira de ne pas récupérer les naufragés à bord des bateaux de patrouille italiens, et laisser les Libyens s’en occuper dans les eaux internationales, restant ainsi en dehors de la juridiction de l'Union européenne.
En bref, la condamnation de la Cour européenne risque d’avoir une valeur plus historique que politique. Ceci, à travers la condamnation d’une pratique du passé, alors que tout le monde travaille désormais à reproduire les mêmes politiques. Avec une nouvelle entité politique, la Libye de l’après Kadhafi, et avec de meilleures conditions d'accueil. Sans aucun doute, avec l'ouverture des prisons libyennes à la presse, aux organisations internationales et aux ONG, les conditions de détention vont beaucoup s’améliorer.
Je l'ai personnellement vu aussi à Koufra, où le centre de rétention a été remplacé par une sorte de centre d'accueil, avec les dortoirs récupérés d’un ancien poste de police incendié lors d’une émeute, les barreaux remplacés par des rideaux, les portes ouvertes tous les matins pour ceux qui veulent sortir pour aller chercher un travail à la journée. Ce en attendant qu’arrive l'ordre de Benghazi de transférer tout le monde dans le nord. Les Somaliens, et dans certains cas les Érythréens, pour être libérés en tant que réfugiés par les Nations Unies. D'autres pour être rapatriés. Parce qu'il est vrai que les Somaliens ont droit à un meilleur traitement. Mais pour tous les autres il n'y a pas d'exception. Les Nigérians, les Soudanais, les Maliens, les Nigériens, les Ghanéens, les Tchadiens, tous sont régulièrement arrêtés jusqu'au jour de l'expulsion, dont maintenant s’occupe l'OIM (Organisation internationale pour les migrations), dont aux programmes de retour volontaire assisté, participent aussi les prisonniers arrêtés à la frontière sans papiers.
Et c'est la question qui va changer la forme mais pas le fond. Même avec des normes de rétention décentes une prison libyenne demeure une prison. Dans le meilleur des cas, celle-ci ressemblera aux Centres d'identification et d'expulsion (CIE) italiens. Il n'est pas acceptable, au XXI siècle, que quelqu'un soit privé de sa liberté, que ce soit pour une semaine ou une année, que ce soit dans une prison ou dans un Cie, coupable d’avoir voulu faire un voyage.
Ces voyages qui ne reprendront pas forcement à l’avenir. Car, il est bon de savoir que cette possibilité existe. Il est possible que les départs de la Libye ne reprennent, ou du moins pas au même rythme de ces dernières années. Certes, il est vrai que de nombreux travailleurs sont de retour en Libye de toute l'Afrique, avec et sans papiers. Mais l'économie libyenne a un grand besoin de leur main-d'œuvre à cette période de reprise et d’un boom économique annoncé pour les années à venir. Alors que les histoires qui arrivent par téléphone en Italie de Tripoli, des amis et des familles qui sont partis durant la guerre, sont des histoires amères de déception. L'Europe n'est plus ce qu'elle était. La crise, le chômage, le racisme. Tous ces facteurs n’encouragent certainement pas à risquer sa vie en mer, du moins jusqu'à ce qu’il y aura du travail en Libye.
Il faut dire aussi que, jamais comme aujourd'hui, les autorités libyennes se sont engagées à démanteler les réseaux des organisateurs des traversées de la Méditerranée. Et à arrêter les bateaux qui se préparent à partir vers l'Italie. Depuis la libération de Tripoli, en août, jusqu'au mois de décembre, il n'y a pratiquement pas eu de débarquements, à l'exception de deux bateaux secourus dans le canal de Sicile. Au mois de janvier, près de deux-cents Somaliens qui se préparaient à partir ont été arrêtés. Le même nombre de ceux qui sont arrivés à Malte et en Italie le même mois, alors que 55 autres personnes sont mortes dans un naufrage. Et au mois de février il n'y a eu aucun débarquement. L’époque où le régime encourageait les réseaux de contrebande lorsqu’il était invité à se présenter au rendez-vous des négociations avec l'Italie et l'Europe est terminée. Bien que les mafias qui organisent la contrebande savent toujours se recycler, si cela en vaut la peine. Dans tous les cas, le printemps nous dira si ces opérations pour contraster les organisations pour le transport des clandestins ont fonctionnées. Lorsque la mer sera bonne, nous comprendrons alors si la Libye représente toujours un couloir pour entrer en Europe. Ce qui est certain est que les jeunes générations du sud continueront de voyager vers l'Europe, peut-être suivant d'autres routes, ou vers d'autres destinations dans ce monde où l'Europe est de moins en moins un centre et de plus en plus une banlieue décadente.
Le texte de la condamnation de la Cour européenne peut être téléchargé ici.
traduit par Veronic Algeri