Nous l’avions déjà écrit au mois de février. Le nombre de débarquements en provenance de la Libye n’auraient pas été celui de l'exode biblique annoncé, si chère au Ministre de l'Intérieur Maroni et à une grande partie de la presse italienne. Et au pire, on aurait dû s’attendre à l'arrivée d'un nombre de réfugiés de guerre égale au nombre de personnes qui s’étaient embarquées en direction de Lampedusa en 2008, l’année avant les rapatriements forcés, lorsque Kadhafi encourageait les départs vers l’Italie pour relever les enjeux des négociations avec Rome. Cette année-là 36.900 personnes étaient arrivées en Italie. Un record qui à ce jour, malgré les bombardements de l'OTAN sur Tripoli, est loin d'être atteint. La preuve est dans les derniers chiffres présentés par le ministère de l'Intérieur dans les informations à l’Assemblé nationale ce 3 août. Depuis le début de l'année, 23890 personnes ont débarqué à Lampedusa et en Sicile en provenance de la Libye, soit 65% du nombre de personnes qui sont arrivés durant l'année 2008. Et le rythme des arrivées a fortement diminué. Dans la deuxième moitié de juillet notamment, il n'y a pas eu de débarquements pendant plus de deux semaines. Pourtant, la mer était bonne. C'est un vrai mystère. Parce que, à présent, il n’y a vraiment pas de raisons de rester en Libye en pleine guerre.
Chaque jour, le front se rapproche de la capitale où, durant la dernière semaine, de nombreux jeunes Libyens soupçonnés d'être proches des insurgés de Benghazi ont été arrêtés. La tension monte de plus en plus. Et lorsque les armées des thuwwars (révolutionnaires) entreront à Tripoli, on peut s'attendre à un bain de sang qui sèmera ses victimes surtout parmi les Africains, accusés par la propagande des rebelles d'être des mercenaires à la solde de Kadhafi. C’est pourquoi, ces derniers mois la ville s'est vidée. Même de nombreux Libyens ont fui vers la Tunisie, plutôt que vers Rome ou Dubaï. Et parmi les travailleurs étrangers résidant en Libye, plus de 630.000 personnes ont traversé la frontière avec la Tunisie, l'Egypte, l'Algérie, le Niger, le Tchad et le Soudan, y compris environ 200.000 ressortissants subsahariens qui sont retournés dans leur pays. Ces statistiques sont fournies par l'OIM, qui surveille en permanence la situation sur une page Web spéciale. Si l'on considère que la présence des étrangers en Libye était estimé à un million de personnes et que nombreux d’entre eux ont quitté le pays sans laisser de traces aux douanes à la frontière, surtout ceux qui ont fui à travers le désert, on peut estimer que pratiquement tous les étrangers qui étaient en Libye sont désormais partis. Et presque tous par terre ou par air.
Oui, car il y a six mois, lorsque les hostilités ont commencé le 17 février à Benghazi, l'aéroport de Tripoli était encore ouvert et les routes étaient praticables. Et cela a permis à des centaines de milliers de personnes de partir en rejoignant les pays voisins ou de retourner directement dans leurs pays par leurs propres moyens ou avec l'aide de leurs ambassades et de l'OIM. Mais aujourd'hui, c'est une autre histoire.
Depuis le début de la No Fly Zone, il n'y a pas de liaisons aériennes. Partir de Tripoli via la terre cela signifie traverser le front et passer par les territoires contrôlés par les rebelles, où les Noirs risquent leur vie, parce qu'ils sont considérés des mercenaires africains proches de Kadhafi en fuite. C’est pourquoi pour quitter la guerre il ne reste que la mer.
Le voyage est périlleux, mais les départs sont fréquents et gratuits. Le régime l’organise. Les barques partent des ports de Zuwara et Janzur et du port commercial de Tripoli, à Médine. Un grand nombre de vieux bateaux de pêche sont saisis par l'armée et mis de côté. Pour partir il suffit de se présenter au port. Normalement, après quelques jours d'attente dans les hangars, l’embarquement est assuré. Et si les passagers ne sont pas suffisants, les milices se chargent de récupérer d’autres passagers, avec la même brutalité qui jusqu'à il y a un an elles emploient pour les expulsions conduites au nom des accords avec l'Italie. C’est-à-dire avec des raids, rue après rue, maison après maison, pour emporter les Africains de Tripoli et pour les charger avec la force sur les bateaux vers le nord. C’est ce qui s’est passé chez la famille de Kingsley, expulsée de la ville de Misratah avant le retrait des forces du gouvernement, chez la famille de Lazhar, déportée du quartier de Shara Ashara à Tripoli, et au petit Said Islam, expulsé de Sebha.
La première conséquence de la gestion militaire des débarquements est le nombre incroyable de passagers qui sont obligés de monter sur chaque barque. Imaginez que ces 23.890 réfugiés sont arrivés entre mars et juillet de Libye, ils ont voyagé sur seulement 84 barques, ce qui signifie une moyenne de 284 passagers par bateaux, sur des moyens flottants de 10 ou 15 mètres de longueur. Un chiffre fou qu’il faut comparer avec les 62 passagers par navire de l’époque où la route était gérée par les contrebandiers privés (les dallalas comme on les appelait en amharique, ou samsaras, comme disent les Arabes) qui ont contrôlé la route jusqu'en 2009.
Il s’agit d’un chiffre qui d'un côté nous donne la mesure de la volonté du régime libyen d'expulser autant de personnes que possible en Italie, en représailles contre les bombardements de Tripoli. De l'autre ce chiffre nous aide à comprendre comment ce véritable carnage qui s’est consommé à partir du mois de mars a pu se produire dans nos mers, où au moins 1.674 personnes sont mortes, 239 morts par mois, 8 par jour: un carnage.
Pour conclure le cadre statistique, il est nécessaire d’ajouter aux débarquements en provenance de la Libye ceux de Tunisie et les débarquements dans les Pouilles et en Calabre.
Quant à la Tunisie, 24.854 Tunisiens sont arrivés depuis le début de l’année, en particulier entre janvier et avril. Environ 14.000 personnes ont eu un permis de séjour de six mois pour des raisons humanitaires, accordé par décret du gouvernement italien à tous les Tunisiens arrivés avant le 5 avril. Parmi les autres, un millier ont été rapatriés et plus ou moins le même nombre sont rentrés de leur plein gré après avoir vu qu’en Europe ils n'avaient aucune chance de travailler. Alors que quelques centaines sont toujours détenus dans les centres d'identification et d'expulsion, et tous les autres sont entre la France, l'Allemagne et l'Italie, sans permis de séjour, certains pour la première fois, certains de retour après avoir été expulsés les années passées.
Pour ce qui concerne les autres routes, 3.047 personnes ont débarqué sur les côtes des Pouilles, en Calabre et en Sicile sur des bateaux en provenance de l'Egypte, la Turquie et la Grèce.
Résumant ces données des diverses routes on obtient le nombre de 51.881 personnes débarquées durant les sept premiers mois de cette année. Et oui, c'est un record qui rappelle à l’esprit les 50.000 personnes arrivées dans les Pouilles en 1999, à l’époque du Kosovo. Et qui marque un nouveau record.
Celui des arrivées sur l'île de Lampedusa, où 44.639 personnes sont passées depuis le début de l'année contre les 31.000 en 2008 et les seulement 205 de l'année dernière, lorsque la route libyenne fut définitivement fermée par les expulsions de l’Italie et par les raids outremer mis en œuvre par la police de Kadhafi.
Toute cette réflexion sur les chiffres permet d’éclaircir deux points.
Le premier est que nous parlons plus de numéros à gérer que d'un plan national d'accueil, d'ailleurs, étant donné l'état exceptionnel que la guerre en Libye signifie en termes de devoir d'hospitalité et de protection internationale envers ceux qui ont fui la guerre, que la Libye soit leurs pays natal ou pas.
Le deuxième point est que par rapport au nombre total de réfugiés provoqué par la guerre en Libye, seulement 3,6% a choisi l'Europe comme une voie d'évacuation. Si nos riches pays se plaignent, que devraient alors dire des pays comme la Tunisie, l'Egypte, le Tchad, le Niger, l'Algérie et le Soudan, où plus de 600 mille personnes sont arrivées?
traduit par Veronic Algeri