22 January 2012

Le printemps arabe des centres d’expulsion italiens 


Des grèves de la faim, des automutilations, des incendies, des évasions et de véritables émeutes. On se souviendra de l’année 2011 comme de la période la plus chaude dans les centres l'identification et d'expulsion (CIE) italiens. Les rebelles sont les jeunes Tunisiens qui ont débarqué sur l’île de Lampedusa, en Sicile, et qui ont fini par milliers dans les Centres, après l'accord du 5 avril 2011entre Rome et Tunis. N’ayant pas réussi à obtenir la reconnaissance de leur droit de voyager à travers la loi, ils ont décidé de reprendre leurs droits par la seule chose qui ne leur a pas été enlevée: leurs corps. Leurs corps qui étaient exposés aux balles de la police du régime de Ben Ali pendant la révolution de janvier en Tunisie. Leurs corps qui ont traversé la mer et qui tentent maintenant de sauter par-dessus le grillage des cages où ils ont été enfermés, le risque de se retrouver à l'hôpital, les os fracturés par les coups, ou en prison accusés d’agression contre les forces de sécurité.

L'analogie avec les soulèvements populaires au-delà de la Méditerranée est facile. Ceux qui ont eu l'occasion de rencontrer personnellement les jeunes Tunisiens qui ont débarqué en Italie l'année dernière ont bien pu voir que, en dehors d'une petite minorité d'anciens prisonniers évadés des prisons tunisiennes, la plupart d'entre eux étaient des jeunes qui ont participé aux manifestations contre le régime. Quel que fut leurs quartiers d’origine, les plus populaires de Tunis (Mallasin, Nur Hay, Jebal Ahmer, Kabbariya, Hay Tadhamun) et de Sfax, ou l’arrière-pays pauvre des campagnes du Sud (Zarzis, Mednin, Tataouine, Gafsa, Gabès), tous étaient du côté de la révolution. En revanche, plusieurs d’entre eux disaient avoir trouvé le courage de partir seulement après la révolution. C’est-à-dire seulement après avoir appris sur leur propre personne qu’il est juste de se rebeller. Contre un régime ou contre une frontière. Et c’est donc aussi pour cette raison, après le délire collectif qui a fait suite à la fin de la dictature, qu’ils sont partis par milliers, à peu près tous ceux qui avaient toujours rêvé de le faire. Avec les deux mêmes mots à l'esprit que l’ont répétait dans les rues comme un mantra pendant la révolution :Hurriya et karama. Liberté et dignité.

Pour vivre dignement ont a tous besoin d’avoir un travail, un projet, et pour ce faire on a tous besoin d’être libre de se déplacer et de trouver sa place dans le monde. Ce sont donc cette liberté et cette dignité dans lesquelles les jeunes croyaient qui leur ont permis de risquer leur vie en mer. Et ils ont continué à y croire lorsqu’ils ont décidé de se révolter à la machine des expulsions, brûlant et détruisant les structures des Centres d’identification et d’expulsion, ou détruisant leur corps, se couper les veines, avaler du verre et des morceaux de fer pour finir à l'hôpital et éviter le rapatriement.

Tous ceux qui condamnent la violence physique souvent utilisée par les détenus contre la police et contre la détention dans les Cie devraient plutôt réfléchir à la violence institutionnelle de l'ensemble du mécanisme de l'expulsion. Nous en avons parlé tout au long de l’année 2011. Comment autrefois la Constitution italienne défendait l'inviolabilité de la liberté individuelle et comment aujourd'hui au contraire il est normal d’enfermer dans une cage, pendant un an et demi, des jeunes coupables d’avoir voyagé. Des jeunes qui n'auraient jamais pensé partir à Lampedusa, en Sicile, sans leurs papiers, si seulement leurs passeports avaient eu un peu de valeur auprès de nos ambassades à l'étranger. Si cela avait été le cas, ils seraient tous montés sur le premier vol à destination de Milan ou de Paris.

Mais cela n’est pas le cas. Dans le monde globalisé, la mobilité est un pouvoir. Seuls les citoyens des États les plus riches y ont accès complètement. Ceux qui ont le mauvais passeport peuvent renoncer à voir le monde. À moins qu'ils ne décident de se rebeller. Et peut-être que nous devrions le faire aussi. Commençant par renverser notre esthétique de la frontière. Et voir que sur ces bateaux depuis vingt ans c’est le mouvement de masse de désobéissance à la frontière le plus important qu’il soit qui voyage. Et qu’il faut l’encourager, jusqu'au jour où on pourra circuler librement entre les deux rives de la Méditerranée.

Voici une liste chronologique des révoltes et des évasions dans les Centres d’identification et d’expulsion italiens depuis 2011. Les protestations ont touché tous les centres, en particulier dans les mois d'août et septembre, lorsque le Parlement italien a approuvé la loi qui a prolongé de 6 à 18 mois la limite de détection dans les Cie. A partir des seules informations recueillies par Fortress Europe, le nombre d'évadés en 2011 est d'au moins 580 personnes. Une donnée sans précédents dans notre mémoire, à laquelle il faut ajouter des dizaines de personnes blessées et arrêtées. Concernant les dommages aux structures des centres de détention causés par les émeutes, aucune estimation officielle n’existe à l’heure actuelle, mais il est facile d'imaginer qu'ils sont de l'ordre de grandeur de plusieurs millions d'euros, car ce sont des sections entières qui ont été dévastés et brûlés lors des émeutes à Turin, Rome, Milan, Gradisca, Brindisi, Modène, Bologne, sans compter que l’un des pavillons du centre d'accueil de Lampedusa en Sicile a été complètement détruit par un incendie.

Le prix gruyère est attribué au Centre de Rome, avec 191 détenus évadés pendant les mois d'août et septembre. La deuxième place est occupée par le Cie de Brindisi, où 140 détenus ont réussi à s'évader, après il y a le Centre de Trapani (avec 79 évadés à la fois du Centre de Milo et de celui de Vulpitta), Turin (59), Modène (35), Bologne (20) et Cagliari (2). Enfin, bien que techniquement ce ne soit pas un Cie, ou peut-être justement à cause de ça, puisque nous parlons d'un lieu de détention illégale, rappelons-nous des 54 Tunisiens qui ont réussi à s'échapper du hangar dans le port de Pozzallo, à Raguse, en Sicile.

Le nombre d’évasions, 580, n'est pas négligeable par rapport aux chiffres de la machine à expulser. Sur un total de 3.600 ressortissants tunisiens rapatriés d'Italie en 2011, ce nombre représente 16% d’expulsions en moins vers la Tunisie. Et encore ce nombre est important, même en comparaison avec les statistiques de tout le système CIE, compte tenu qu’en moyenne (données Caritas Migrantes 2009) dans le système CIE chaque année il y a une moyenne de 11.000 personnes qui y passent dont environ 4.500 sont ensuite effectivement des rapatriements forcés.

Cela dit, il ne faut pas se leurrer. Pour les 580 personnes évadées de l'année dernière il n’y a pas grand-chose à célébrer. Vivre en Europe sans papiers, c'est difficile. La crainte d'être arrêté par la police alors que tu va voir un copain ou tout simplement dès que tu sors de ta ville. L’impossibilité à signer un contrat de travail ou de location. Pour les plus heureux il y a le travail au noir, et pour ceux qui ont perdu l'adresse de la chance, la contrebande. C’est le chemin de croix de la plupart de ceux qui aujourd’hui ont un permis de séjour dans le pays de l'amnistie qu’est l'Italie. Y compris de ceux (presque tous) qui sont arrivés en Italie par avion ou en bus avec un visa touristique. L'attente pour les documents prend parfois des mois, parfois des années. Parfois, elle s’étend à jamais, dans ces cas la forteresse Europe devient un piège. Un labyrinthe dans lequel il est beaucoup plus facile d'entrer que de sortir.



traduit par Veronic Algeri