La dernière fois ils sont entrés il y a une semaine. A six heures du matin. Une dizaine d'agents en tout, certains en uniforme, les matraques à la main, et des civils. Ridha dormait encore, sous l'effet des médicaments psychotropes qu'il prend tous les soirs pour chasser les mauvaises pensées. Il était arrivé à Lampedusa, deux mois avant. Et de l'Italie il n’avait vu que ses cages. D’abord celle du centre d'accueil de Lampedusa, puis celle de Ponte Galeria, le centre d'identification et d'expulsion (CIE) de Rome. Il a ouvert ses yeux qu'après avoir été soulevé de poids du matelas, le tirant par ses bras. Et puis il a commencé à crier. Dans le dortoir tout le monde s’est réveillé, tous sauf le Libanais brûlé. Mais avant que quelqu'un puisse dire quelque chose la police a ordonné de rester au lit. Vingt contre six, matraques contre mains nus, personne n'a eu le courage de parler. Et ils sont restés regarder les agents qui emportaient le pauvre Ridha tel qu’ils l’avaient trouvé dans son lit, en short et torse nu. Sans même le laisser aller à la toilette se laver le visage et faire ses besoins. Ses compagnons de cellule ont assisté au reste de la scène par les fenêtres, dans la cour. «Ils l'ont attaché comme un poulet», affirme Brahim aujourd'hui. Avec une corde : par les jambes et les poignets, les bras pliés derrière le dos. Et pour ne pas qu’il pleure, ils lui ont serré une bande sur la bouche et l'ont emmené. C’est comme ça au Cie de Rome, et ailleurs. La destination est à quelques kilomètres. L'aéroport de Fiumicino. Ce sont des vols réguliers où d’abord montent les passagers et à la dernière minute la police avec les détenus qui doivent être expulsés. Ce jour-là ils étaient à 20. Tous des Tunisiens. Destination Palerme, pour les opérations d'identification qui sont normalement effectuées par le Consulat de Tunisie, directement à l'aéroport. Et de là, le vol à destination de Tunis. Brahim se souvient bien de la scène. Et de temps en temps, il en rêve la nuit.
«Nous avons tous des cauchemars, nous vivons dans la peur. Être rapatriés et ne connaissant pas notre destin. » En ce moment au Cie romain, il y a environ 200 prisonniers et une cinquantaine de prisonnières. Les Tunisiens sont au moins soixante, y compris quelques femmes. Ils sont presque tous débarqués à Lampedusa ces derniers mois. Parmi eux il y en a qui seraient contents d’être rapatriés dès que possible pour être en liberté, et qui au contraire ne veulent pas être rapatriés pour rien au monde. Mais tous croient qu'il est profondément injuste de perdre six mois de leur liberté dans une cage fermée, sans avoir commis aucun crime. Surtout ceux qui ont déjà donné trop de leur temps à la prison.
Brahim est l'un d'eux. Il a un casier judiciaire pour trafic de drogue. Payé avec trois ans et six mois de prison. Ils l’ont fait sortir il y a un mois, mais à la sortie de la prison il était attendu avec des menottes pour être transféré dans une autre prison, où il s’est retrouvé sans aucune condamnation pénale, seulement pour avoir des documents périmés. Et maintenant il en a pour encore six mois, qui deviendront 18 si le Sénat adopte la loi sur les rapatriements. Pour être identifié et expulsé. Il vit en Italie depuis maintenant 8 ans. En prison, il a pris trois diplômes de formation professionnelle et il a travaillé pendant toute la période de détention. Il était prêt à refaire sa vie, mais il se retrouve maintenant avec une peine supplémentaire. «En prison, on paye pour un crime que vous avez commis – dit-il – c’est normal, cela est juste. On paye nos erreurs. Mais ici nous sommes tous innocents, personne n’a commis de crimes, pourquoi on ne nous laisse pas aller? ".
Pour lui qui a essayé les deux, le Cie et la prison, il n’y a pas de doute. La prison est mille fois mieux. «En prison, nous avons du travail, école, bibliothèque, médecin, assistent social. Ici il n'y a rien. Nous sommes dans une cage toute la journée. Et nous sommes traités sans respect. Les opérateurs et la police ne te répondent même pas si tu leur dit bonjour. Il faut faire la queue pour manger, et si tu arrives en retard, tu ne trouves même pas de quoi prendre ton petit déjeuner. Si tu parles trop fort on te prend à part et on te donne un coup de matraque. C'est comme si nous étions leur ennemi. »
Pendant que je lui parle au téléphone, dans le lit à côté du sien le Libanais dort toujours. Il ne lui reste rien d’autre à faire. La moitié de son corps est couverte de brûlures. Tous les matins il se réveille dans la douleur, il va à l'infirmerie, il en revient les yeux dans le vide et la bouche pâteuse à cause des médicaments psychotropes et des analgésiques, et se rendort. Il se réveille la nuit seulement, quand il a des cauchemars et rêve à nouveaux ses vêtements en feu, ou quand il fait pipi sur lui. Il aurait besoin de soins adéquats, mais on ne l'emmène pas à l'hôpital. Ils sont probablement juste en attente de sa reprise, pour l'expulser, lui aussi. Voilà encore une personne qui habite en Italie depuis toujours.
Il est arrivé au Cie de Rome en janvier, pour une simple vérification de papiers dans la rue. Lorsqu’il fut appelé pour les empreintes digitales il refusa catégoriquement. Un coup de tête qui lui a coûté cher. D’abord les menaces, puis les coups, sa réaction, encore des coups puis l'arrestation. Malgré les meurtrissures, le juge devant lequel il est passé l’a condamné à six mois de prison. Parce que les médecins du Centre ne lui avaient pas délivré de certificat indiquant que les blessures étaient provoquées par une agression. Il est retourné à Ponte Galeria il y a seulement un mois et demi, après avoir purgé quatre mois de prison. C’était début juin. C’était le début d'un nouveau drame.
Tout s'est passé le soir du 18 juin. La tension était au ciel. La section des hommes avait insurgé et les prisonniers étaient en train de ravager le centre, ils cassaient tout ce qu’ils pouvaient, ils mettaient le feu aux matelas, à la literie et à tout ce qui pouvait prendre feu. À ce moment là, un opérateur d'Auxilium, l’agence gestionnaire, approcha les barreaux de la cage et le Libanais pour lui demander de lui ramener le sac que des détenus en révolte lui avaient volé. En toute bonne foi et avec un peu de naïveté le Libanais accepta de lui rendre service, mais quand les autres détenus l'ont vu parler à des opérateurs et à la police ils pensèrent à la trahison et lui lancèrent contre un matelas en feu. C’est ainsi qu’il s’est brulé, la moitié de son corps. Ce soir-là Brahim et un autre Tunisien de la section l’ont sauvé, ils ont éteint les flammes et l’ont amené à l'infirmerie.
Sa petite amie ne l'a pas encore vu dans ces conditions. C’est une Algérienne de nationalité espagnole. Elle est venue le voir au centre une seule fois, il y a plus d'un mois. Elle est son seul lien avec l'extérieur et sa vie passée. Une vie ruinée désormais par la dépendance à la drogue, les coups de la police, les brulures qui l’ont défiguré, les humiliations quotidiennes, et avant cela, tout d'abord, par un simple contrôle de police au mois de janvier.
Brahim, le Libanais, Ridha. Leurs histoires ne peuvent pas percer l'écran. Un peu parce que le ministère de l'Intérieur a interdit l'accès de la presse aux Cie à partir du 1er avril. Un peu aussi parce que l'ensemble de la société a volontairement refoulé le problème. Au point que tous à l'intérieur du Cie se sentent complètement seuls.
Et quand on leur demande pourquoi ils ne protestent pas ils répondent: « Nous l'avons fait, mais c'est inutile. Depuis que je suis là, nous avons fait une grève de la faim pendant trois jours, et personne en a parlé. Nous avons brûlé le centre, et personne en a parlé. Nous avons grimpé sur les toits avec des draps et des bannières, et personne en a parlé, à part Radio Onda Rossa. Que faut-il faire? »
Alors peut-être, le 25 juillet pourrait être une date pour recommencer. Ce jour-là un groupe de parlementaires se rendra dans plusieurs Cie en Italie. Dans le but de briser le silence sur les centres d'identification et d'expulsion. Ce jour-là, ne les laissons pas seuls. Journalistes, associations et citoyens, rejoignez notre campagne sur les Cie. Laissez-nous entrer ! LasciateCIEntrare!
PS Pour des raisons de confidentialité et de sécurité, nous avons utilisé des noms de fantaisie pour les protagonistes de cette histoire, recueillies par un entretien téléphonique avec l'un des détenus du Cie de Rome, enregistré le 15 juillet 2011
Traduit par Veronic Algeri