20 June 2011

Mon mari fait partie des envahisseurs de Lampedusa

lettre écrite par Nathalie

Paris, 20 juin 2011

Les habitants de cette petite île si calme dont je ne connaissais pas l’existence, ont vu surgir en quelques mois des milliers d’immigrés tunisiens. Ces immigrés, qui les ont envahis fuient un pays où l’espoir a été banni de leur vie. Mon mari fait partie de ces envahisseurs et, comme beaucoup d’autres, a fui son pays. Il a fui la torture, cette monstrueuse pratique barbare qui lui a été infligée dans sa chair et dans sa tête. Il a été confronté à la cruauté et à la corruption du régime de Ben Ali, cautionnées par Sarkozy et Berlusconi. En arrivant sur cette île, il ne pensait pas se retrouver emprisonné, marqué et parqué comme du bétail. Cela fait maintenant plusieurs semaines qu’il tente d’y survivre, sans rien pour faire passer le temps, tournant en rond comme un animal en cage.


Je m’appelle Nathalie (le nom a été changé). Je suis française. Nous sommes légalement mariés et ses papiers sont en règle. Pourtant le gouvernement italien refuse de le laisser partir car une « entente » a eu lieu avec le gouvernement français : plus d’immigrés tunisiens en Europe même ceux qui ont une famille qui les attend, même ceux qui bénéficient du statut de demandeur d’asile ou de réfugié. C’est en complète violation avec les droits de l’homme. L’avocate qui s’occupe de son dossier n’a pas été autorisée voir et les journalistes sont refoulés aux grilles.

Il faut maintenir ces tunisiens dans l’isolement le plus complet et pour cause, pratiquement chaque jour une trentaine de « numéro » sont appelés (un peu comme dans un camp de concentration). On ne leur dit rien. Ils ne savent pas où ils vont mais ils espèrent tous être emmenés en Italie et retrouver la liberté. Ils y croient.

Pourtant des nouvelles alarmantes commencent à circuler et à filtrer grâce aux téléphones portables que certains ont avec eux. Le gouvernement italien les renvoie chez eux. Fini le laissé-passé valable six mois. Fini la liberté.

Ils ont traversé la mer sur des bateaux vétustes et souvent pourris, au péril de leur vie et beaucoup d’ailleurs, trop, en sont morts. Des heures et des heures de traversée dans l’angoisse, entassés comme des vulgaires marchandises, après avoir payé à des passeurs sans scrupule, l’équivalent de 1500 € … (une fortune pour ces familles) et toute cette souffrance et ces sacrifices pour rien.

Alors pour certains ils manifestent leur désespoir par la rébellion, improvisant une révolte de fortune à coups de chaussures, de bouteille d’eau ce qui les montre aux yeux des habitants comme des bêtes sauvages, des fauves sans éducation qui mordent la main qui les nourrit, une image négative qui les dessert.

Mon mari, qui vit la peur au ventre d’être expulsé, me tient informé par SMS de tout ce qui se passe. Je lui réponds et lui demande de rester calme, de se mettre en retrait, de ne pas bouger, de ne prendre part à aucune contestation.

Leur révolte n’émeut en rien les autorités italiennes qui répondent par de la répression. Les renvois des tunisiens continus.

Et puis, un premier, un deuxième, un troisième et d’autres encore avalent des morceaux de fer, des lames de rasoir, boivent de la lessive afin d’être hospitalisés sur le continent d’où ils pourront s’échapper. Les lames de rasoir font d’énormes dégâts dans les organismes si elles sont mal enveloppées avant leur ingestion (mon mari a vu un de ses compatriotes vomir du sang).

Lui et moi attendons. Les jours passent avec son cortège de larmes, de peur (d’être renvoyé), d’espoir (son numéro n’a pas été appelé) de souffrance morale. Il a envisagé de partir à la nage mais 200 kms, c’est humainement impossible à traverser. C’est la mort assurée et non la liberté. Mais la mort n’est-elle pas la délivrance ?

Aucune honte pour la France et l’Italie qui ont profité du peuple tunisien par l’intermédiaire d’un bourreau, d’un despote, d’un oppresseur, d’un tortionnaire, en fermant les yeux sur les exactions commises ?!

Et maintenant que ces gens frappent à nos portes, ils sont impitoyablement rejetés. Ils ne sont pas assez bien pour nous (trop d’amalgames, de généralités et quoi qu’en disent les partis d’extrême droite, les pays du Maghreb sont peuplés d’honnêtes et courageuses personnes).

Au moment où j’écris ces lignes, mon mari attend toujours comme un condamné à mort que l’on statue sur son sort. Quel devenir pour lui, pour moi, pour nous ?

Nous sommes tous à la merci de lois édictées par des hommes qui se prennent pour des dieux tout puissant, qui ont le droit de vie et de mort sur des personnes qui ne leur demandent qu’un peu d’humanité mais le pouvoir et l’argent les ont corrompus et ont remplacé en eux ce qui différencie l’homme de l’animal : le bien et le mal.

Pourtant parmi toute cette noirceur, il y a des femmes et des hommes qui consacrent leur existence aux autres. Je veux parler des organisations humanitaires, de Médecins Sans Frontières, du Haut Commissariat aux Nations Unies pour les Réfugiés, de journalistes et d’avocats engagés qui n’ont pas peur d’aider leur prochain, qui se battent à leur côté, pour qui la vie d’une personne doit être ce qu’il y a de plus important, la priorité.

Je tiens à les remercier au nom de mon mari, en mon nom et aux noms de tous ces anonymes qu’ils ont aidés et sauvés, qu’ils aideront et sauveront encore et toujours.


*Cette lettre a été envoyé à Fortress Europe le 20 juin 2011. Quelque jours après j'ai eu la chance de connaitre Nathalie et son mari, qui finalement a été remis en liberté. La vidéo enregistré avec un portable, montre les tunisiens détenus dans le centre d'accueil de Lampedusa au mois de Mai 2011. Le realisateur, qui à l'epoque était lui aussi détenu dans le centre, nous a démandé de rester anonyme