21 May 2011

Libye: 1400 morts depuis le début de l’année

Cela fait vingt ans que le canal de Sicile est traversé par des bateaux pleins de personnes qui voyagent sans passeport vers la rive nord de la Méditerranée. Pourtant, on n’avait jamais vu une chose pareille. Jusqu'à présent, cette année c’est un bain de sang sans précédent. Il y a déjà au moins 1408 noms qui manquent à l’appel. Hommes, femmes et enfants qui se sont noyés au large des côtes de Lampedusa. En seulement cinq mois. Depuis le mois de janvier les personnes qui ont disparu sont plus nombreuses qu’en 2008, l'année avant les rapatriements de masse, quand on compta 1274 victimes pour 36.000 personnes débarquées en Sicile. Le taux de mortalité des traversés a augmenté de façon apparemment inexplicable. Mais il est suffisant de le décomposer pour en avoir une idée plus précise.


Jusqu'à présent, cette année 14.000 personnes ont débarqué de la Libye et 25.000 de la Tunisie. Pourtant, seulement 187 de ces 1.408 morts se sont noyés sur la route de la Tunisie. Alors que sur la route libyenne les morts sont 1221. Ceci revient à dire que sur la route tunisienne une personne meurt toutes les 130, alors que sur la route libyenne un sur 11. Douze fois plus. Les comptes n'y sont pas. Ces décès sont trop nombreux. Cela ne peut pas dépendre seulement de la mer. Et ce chiffre pourrait être encore plus alarmant. Car personne n’est en état de dire combien sont les naufrages dont on n’est pas à connaissance. Le dernier décès je l'ai découvert par hasard il y a deux jours, en discutant avec quelques survivants dans un centre d’accueil dans le nord de l'Italie.

"Nous étions 600 personnes. Les bateaux étaient tellement en mauvais état que nous voulions pleurer seulement à l'idée de partir. Mais nous n'avions pas le choix. Les soldats nous forçaient à monter. Le premier bateau a chargé 320 personnes, il y avait beaucoup de femmes et d'enfants, parce qu'ils les avaient fait monter en premier. Tandis que sur notre bateau nous étions un peu moins, 280. Nous sommes enfin parties, eux devant et nous derrière."

Il est sept heures du matin du 27 avril 2011. Et au port de Zuwara deux vieux navires, chargés à pleine capacité avec 600 passagers, partent. Les conditions météorologiques au début sont bonnes. Les commandants sont tunisiens. Les deux navires voyagent côte à côte, vers le nord. Mais déjà en début d'après-midi, la boussole tombe en panne. Ou du moins c’est ce que dit le capitaine, qui propose d'attendre le coucher du soleil pour s'orienter suivant les étoiles. Mais avec le coucher du soleil un gros orage se déclenche.

"Nous étions au milieu de la tempête, à chaque fois que le bateau partait vers le bas il semblait s'abîmer en mer, nous étions entourés de montagnes d'eau, et les vagues tapaient sur le pont. Nous étions tous trempés et grelottants dans le noir ... Je tentais seulement de serrer dans mes bras un enfant qui ne faisait que pleurer. À un moment donné, nous avons entendu les autres commencer à hurler. Ils criaient ‘Au secours! Au secours! Ça casse! ça casse, ça casse, ! Prenez-nous avec vous Prenez-nous avec vous! Il est tombé, il est tombé!’. On pouvait entendre ces cris dans l’obscurité, sans savoir d'où ils venaient, s'ils étaient en face, à droite ou à gauche. Nous ne pouvions rien voir. Il y a eu une grande discussion à bord. Certains disaient que nous devions les aider. D'autres faisaient remarquer qu'il n'y avait même pas la place pour nous à bord, où nous allions les mettre? On allait tous risquer de mourir pour les sauver."

Le capitaine est de ceux qui veulent aller les sauver, mais finalement il se convainque de les laisser à leur sort et il quitte la zone de l’accident par une virée. Quand les premières lumières de l'aube se lèvent, la scène est terrifiante.

"La mer était jonchée de morceaux de plastique, sacs, vêtements, gilets de sauvetage. Et au loin nous avons vu aussi des corps flôter à la surface. Le bateau s’était cassé et avait coulé entraînant avec lui ses 320 passagers. Aucun survivant. Nous étions terrifiés et pour ne pas paniquer nous avons décidé de passer au large pour éviter de voir la scène du massacre."

Aussi parce que pendant ce temps-là, il y eu des morts même sur le bateau de notre témoin, une dizaine de personnes tombées à l’eau et balayées par une vague qui s'est écrasée sur le pont pendant la tempête. Le cauchemar se termine le premier mai, à quatre heures de l’après-midi quand le bateau arrive à Lampedusa. Malgré la fin du voyage, quelques femmes à bord continuent de pleurer. Parce que sur le bateau qui a coulé voyageaient leurs maris. En fait, dans l'ardeur de l'embarquement, au port de Zuwara, les militaires n’avaient pas perdu de temps pour garder les familles ensemble. Ainsi, certaines familles se sont retrouvées divisées entre les deux navires.

Ce témoignage explique mieux que tout autre analyse politique les chiffres en hausse des massacres dans la région méditerranéenne. La mer n'est pas la seule responsable des nombreux décès. Les soldats libyens le sont surtout. Parce que cette fois les débarquements sont vraiment une opération organisée par le régime qui, contrairement aux mafias qui organisaient les traversés auparavant, n'a pas besoin que la marchandise arrive à destination. Parce qu'il n'y a pas de marché. Les passagers ne choisissent pas l'intermédiaire le plus fiable. Mais ils sont tout simplement arrêtés lors de raids dans les quartiers noirs des villes libyennes et obligés à partir contre leur gré. La traversée est gratuite. Le régime paye. C’est la dernière arme du régime libyen. Les bombes humaines. Le but est d’en envoyer à l'étranger autant que possible, c’est sa vengeance contre les pays européens. La sécurité des traversés n’est pas une priorité. Évidemment la vie d'un noir en Libye ne vaut pas cher. Pas même aux yeux du leader panafricain Kadhafi.

traduit par Veronic Algeri