24 November 2011

L'horloge de Riyad et les jeunes d’Ouardiya


C’est de la faute à l'eau de mer qui a arrêté les engrenages. Les aiguilles se sont arrêtées le 13 mars dernier sur minuit, zéro, trois. Salah n’a plus voulu réparer cette vieille montre. Il la garde dans un tiroir, avec quelques coupures de presse. Il la sort seulement dans les moments les plus difficiles lorsque les larmes lui montent aux yeux. La montre appartenait à son fils Riad. Et le 13 mars était la date de son départ pour Lampedusa. Tout a été très rapide ces jours. Cette idée soudaine de vendre son nouvel ordinateur. Et puis le départ à Sfax avec Mohammed et Mustafa. Même pas le temps de se dire au revoir et se confier les choses les plus importantes. Le corps de Riad était déjà dans une salle réfrigérateur de l’hôpital de Sfax. Noyé devant l'île de Kerkennah avec 39 des 45 passagers d'un vieux bateau de pêche de 9 mètres direct à Lampedusa.

Seulement à cinq ils ont réussi à se sauver. Tous les autres ont été avalés par les eaux glacées et sombres de la Méditerranée. Après quelques jours, les courants ont rejeté sur la rive des cadavres. Dix-sept corps en tous. Rendus méconnaissable par le sel et les poissons. Le corps de Riad était parmi ces 17. Son père a pu le reconnaître grâce à cette montre qu'il portait toujours à son poignet. La même montre qui est désormais dans le tiroir avec des articles de journaux de ces jours qui parlent d'un autre massacre de la frontière.

Riyad est aujourd'hui enterré dans le cimetière de Bab Salioua à Tunis. A côté des cercueils de ses frères Hamrouni. Mohammed et Mustafa, nés en 1983 et 1985. Riad leur faisait totalement confiance. Non seulement parce qu'ils se connaissaient depuis l’enfance, mais aussi parce que Muhammad avait déjà fait une fois la traversée. En 2008 il avait réussi à déménager à Brescia, dans le nord de l’Italie où il avait travaillé un peu avant d'être expulsé en 2009. Avec la révolution et l'ouverture de la frontière tunisienne, Mohamed avait décidé de tenter à nouveau et aussi d’emmener son jeune frère. Leurs parents, des gens très simples, avaient décidé de les soutenir. Après tout, le père septuagénaire n’avait rien de mieux à leur offrir avec sa petite retraite de 100 euros par mois et avec deux autres filles à sa charge, dont l'une séparée et avec un enfant. Ainsi, c’est la mère, Zuhra, qui avait décidé de payer les billets de la traversée avec l'argent qu'elle avait de côté: 1700 euros environ, avec quoi elle a acheté la mort de ses enfants.

Celui qui, par contre, n’était au courant de rien c’était Monsieur Omran. Un ancien fonctionnaire du ministère de l'Intérieur, aujourd'hui retraité, qui depuis quelques mois traverse la capitale d'un quartier à l'autre dans la tentative obstinée de recueillir autant d'informations que possible sur ses garçons disparus en mer. Information à partager avec le nombre croissant d'inscrits à sa nouvelle association de familles des disparus en mer au large de Lampedusa. Son fils Mortada n'avait jamais pensé à l’Italie. Aussi parce qu’en Tunisie il avait tout. Il avait eu les moyens d'étudier au lycée. Il avait une chambre à lui, un ordinateur, et des perspectives dans la vie. Mais il avait aussi e surtout 20 ans. Et une énorme envi de voir le monde, de voyager et de se découvrir. L'année précédente, il avait déjà demandé un visa pour étudier au Canada, mais sans pouvoir l'obtenir. Ainsi, ce 13 mars il décida de partir. Il était sur le bateau avec Riad, Mohammed et Mustafa. Le billet, son frère aîné, un ingénieur, le lui avait acheté. Aujourd'hui il est enterré dans le même cimetière.

Tous les quatre sont morts en plein cœur de leur vie. Tués par la frontière. Trahis par la révolution. Eux qui, pendant les protestations pour la chute du régime de Ben Ali étaient descendus dans les rues. D'abord pour manifester, puis pour présider les quartiers dans les jours de vide du pouvoir, quand le pays était en danger de tomber dans le chaos. Ils avaient finalement décidé de brûler la frontière pour chercher la rédemption en cette terre dont ils avaient toujours rêvé et maintenant, enfin, c’était le rêve qu'ils pouvaient réaliser. Un rêve qui a vite tourné au cauchemar pour leurs familles et pour nous tous, car nous les avons perdus à jamais.