22 February 2011

En attendant Paris. Voyage à Lampedusa avec les Tunisiens de Djerba


Le vol de Meridiana à destination de Palerme est parti à l’heure, à 12h30. Parmi les passagers d’aujourd’hui il y a aussi Fouad Ben Maguer. C’est l’un des Tunisiens arrivés sur l’île de Lampedusa ces jours-ci. Mais lui il y est arrivé de Paris. A l’avoir poussé jusqu’ici, l’espoir faible que son frère soit parmi les rescapés, que sont frère ait réussi a se sauver. Pourtant il a suffi de tourner les pages du registre de la Brigade financière, pour comprendre que les Italiens ignorent tout du naufrage du 11 février. Son frère Walid est donc officiellement parmi les disparus dans les eaux du Canal de Sicile. Avec lui, les vies de 29 autres jeunes manquent à l’appel. Ce ne sont pas les conditions de la mer ni l’imprudence qui les ont tués, mais la corvette Liberté 302 de la marine militaire tunisienne qui ce jour a éperonné et fait couler le chalutier direct à Lampedusa. 85 personnes se sont sauvés. Et leurs profils sur facebook se sont transformés en une sorte de petite Spoon River virtuelle des harragas morts durant l’accident.

Jalel Ben Mchichi notamment a publié sur son profil les photos du frère de Fouad et celles d’une autre victime - Ahmed Ben Taziri – collées sur les fond de la mer, avec le message: “que dieux vous protège”. Anoir Ben Taziri, lui, a publié sur son album les photos de son frère Ahmed, lui aussi noyé. Noussa Jerbya, quant à lui, a créé le groupe "Ensemble pour Amis Ben Jamaa et Ahmed Ben Taziri", deux des victimes, sur lequel il a publié aussi les images de la manifestation familles des victimes à Seduikesh. Et puis il y a aussi les pages des survivants. Sur le profil de facebook de Wissen Ben Yahyaten, notamment, on peut télécharger la vidéo de l’enquête sur le naufrage tournée par Cnn.

Onze des 120 passagers du chalutier qui a coulé étaient originaires de Djerba, la ville-symbole du tourisme italien en Tunisie à l’époque de la dictature. Cinq d’entre eux sont morts. Les cadavres de Lassed Ragdel, Anis Ben Jamaa et Walid Bayaya ont été repêchés. Alors que deux sont les disparus : le frère de Fouad et son ami Ahmed, à jamais sur le fond de la Méditerranée. Walid avait 29 ans et Ahmed 25. Ils étaient copains de longue date. Et ils avaient décidé de partir à l’improviste.

Fouad n’était pas au courrant des projets de son frère. Ni pouvait-il vaguement imaginer qu’il réussirait à partir un jour. Désormais il disait ne plus penser à la France. Bien qu’à Paris, à part Fouad, encore deux de ses frères ainsi que son père y habitaient, les trois avec passeport français. Après le dernier refus de l’ambassade française, il avait renoncé à les rejoindre. Et puis à Djerba les choses n’allaient pas si mal que ça. Il avait une sandwicherie près des écoles, ses affaires allaient bien et puis il y avait aussi l’organisation de son mariage, prévu pour le mois de juin, dont les préparatifs avaient déjà commencé. Puis ils ont tous commencé à partir et lui il n’a pas voulu en faire moins. C’était le matin du 10 février. Apparemment sa décision a été prise pendant qu’il prenait un café avec Ahmed et d’autres copains. Quelques heures plus tard il était sur le chalutier en train de téléphoner à son frère à Paris, plaisantant sur son départ imprévu. C’est la dernière fois que Fouad a entendu sa voix.

Walid, autant qu’Ahmed et tous les autres jeunes de Djerba sont partis pour la même raison. Dès le début de la Révolution, à la mi-décembre, mis en alerte par les nouvelles en provenance de l’autre côté de la mer, les touristes ont commencé à annuler leurs réservations et l’économie du tourisme en Tunisie s’est effondrée. Les hôtels, les resorts et les restaurants sont fermés depuis trois mois et c’est pourquoi de nombreuses personnes ont pensé de tenter le destin avant que les contrôles ne reprennent à plein régime.

L’histoire de Walid n’est pas un cas isolé. Jafar par exemple travaillait à la réception du Blu Club de Djerba, et la preuve en est le fait qu’il parle parfaitement italien et que à Lampedusa il ne dort pas au centre d’accueil, mais chez un copain sicilien qu’il a connu il y a quatre ans durant les vacances. Et puis il y a Brahim qui était serveur dans un restaurant et Fakir qui louait des scooters d'eau. Des jeunes qui paradoxalement, avec la révolution, ont vu tout d’un coup s’effondrer leurs perspectives à court terme mais qui ne considèrent pas pour autant avoir trahi leur révolution.

En tout, les personnes qui sont arrivés de la seule Djerba à Lampedusa sont environ soixante-dix. Ils se connaissent tous, à travers des liens de parenté ou d’amitié. Et c’est la même chose pour toutes les autres villes. Il y a des groupes en provenance de Sfax, de Zarzis, de Médénine, de Gabes, de Tataouine, de Mahres. Et des choses jamais vues auparavant sur l’île se produisent, comme lorsque dimanche soir au môle Favarolo, au milieu des photographes et des journalistes, trois jeunes hommes du centre d’accueil se sont présentés pour attendre le débarquement de leurs familles sur le chalutier en provenance de Mahres. Sans vouloir encore parler de l’étrange histoire de Zarat, un petit village de 5.000 âmes, à 60 km de Gabes, d’où sont arrivés ces derniers jours plus de 200 jeunes !

Mohamed en fait partie. Il a 23 ans et il était mécanicien, rôle qu’il a eu aussi à bord du bateau, puisque le moteur est tombé en panne deux fois. Leur équipage se composait de 30 personnes, tous des amis et de la famille, qui avaient partagé les frais pour le bateau, le carburant et le gps, offrant ensuite à un pêcheur un passage gratuit vers l’Europe en échange d’un guide. Signe que, mis à part les chalutiers les plus grands, les petites embarcations ne s’appuient pas toujours sur les organisations des samsaras, les intermédiaires, mais elles sont souvent aussi organisés de façon autonome, ce qui démentit la thèse d’une conspiration produite par ceux qui ces jours-ci ont parlé du rôle des services secrets libyens dans la réouverture de la route vers la Sicile.

En tout cas, Mohamed n’a pas voyagé tout seul. Avec lui, sur le bateau, il y avait aussi son frère et son oncle. Ils sont à Lampedusa depuis 11 jours. Aujourd’hui il a enfin réussi à s’acheter une carte téléphonique, avec les papiers d’un copain italien. Puis, toujours sous un prête-nom, il s’est fait envoyer 400 euros par son frère qui habite à Lyon avec son père et ses deux sœurs. Il en aura besoin pour payer les trois billets pour lui, son frère et son oncle pour le train à destination de Vintimille où sa famille viendra les chercher en voiture. Oui, car la destination de neuf personnes sur dix est bien la France. Et ce n’est pas un hasard.

On est en effet face à quelque chose de nouveau. D’un côté il y a le fait que pour la première fois à Lampedusa, les jeunes arrivent des endroits les plus riches de la côte tunisienne mise en crise par l’effondrement du tourisme, alors que l’on ne voit pas les habitants des régions les plus pauvres du sud, où les jeunes ont été plus fortement touchés par la révolution et sont désormais engagés dans les luttes politiques pour la transition démocratique. De l’autre côté, il faut considérer le fait qu’il s’agit d’une communauté très bien organisée ayant de forts réseaux de solidarité avec sa propre diaspora en France.

Un détail, celui-ci, qui n’as pas dû échapper à Sarkozy. Il semblerait effectivement que la police de la région frontalière avec l’Italie ait adressé une circulaire alertant les agents sur le risque d’infiltration de milliers de Tunisiens sans papiers sur le sol français en provenance des centres d’accueil italiens. C’est ce que dénonce le syndicat de police Sgp de la ville de Cannes, qui a annoncé au gouvernement : “Nous ne sommes pas ici pour compenser les défauts de la politique internationale”.

traduction de Veronic Algeri